mardi 31 octobre 2023

Un clown chez les zozommes

En ce temps là, les clowns n’habitaient pas dans les cirques ; non plus qu’ils ne voyageaient sur les routes dans de jolies caravanes multicolores ; ni ne recevaient des tartes à la crème sur la figure en poussant de gros rires de bécasses.
Non. En ce temps là, les clowns vivaient dans les arbres, au milieu d’une grande forêt. Et sur celle-ci régnait le plus grand, le plus beau, le plus zestraordinaire de tous les clowns du monde : le roi Gino.
Ce roi avait un fils,  le prince Mollo, ce qui signifiait en langage de clown, "gros tarin tout crotté". Il faut vous dire que les clowns aimaient bien rigoler et qu’ils avaient pris l’habitude de donner des prénoms ridicules à leurs enfants. Ainsi, le cousin du prince Mollo se prénommait Pipo, ce qui signifiait "petit ver de terre crasseux" et le roi Gino lui même n’avait pas échappé à cette vilaine manie puisqu’en langage de clown, son prénom voulait dire "grosse citrouille pleine de poils". Quant à la reine, elle s’appelait Lina, ce qui pouvait se traduire par "jolie fleur des champs". Et oui, voyez-vous, chez les clowns, on ne se moquait jamais des filles.
Je vous l’ai dit, les clowns aimaient bien rigoler, et ils n’étaient pas toujours gentils ; surtout avec les zozommes. Ceux-là habitaient dans un petit village, en bordure de la forêt. Les plus courageux d’entre eux s’y aventuraient parfois.  Alors les clowns leur lançaient de petits cailloux sur la tête et les zozommes s’enfuyaient en hurlant. Comme les zozommes n’avaient jamais vu de clowns, ils étaient persuadés que la forêt était hantée par des monstres.
Les clowns n’aimaient pas les zozommes. Ils les trouvaient idiots : idiots de construire des maisons alors qu’on pouvait habiter dans les arbres, idiots d’élever des animaux alors qu’on pouvait chasser les oiseaux, idiots de faire pousser des légumes alors qu’on pouvait cueillir les plantes et les fruits de la forêt et complètement idiot de croire la forêt hantée par les monstres alors qu’il aurait suffit de lever la tête pour apercevoir un de ces gros farceurs de lanceurs de cailloux.
Non, décidément, les clowns n’aimaient pas les zozommes. Excepté le prince Mollo. Lui rêvait d’aller visiter leur village et chaque jour il répétait : « Moi, j’aimerai bien visiter le village des zozommes ! ». Au début, ses amis cherchaient à le convaincre :
- « Pourquoi veux-tu aller visiter le village des zozommes, ils sont idiots ! » disait le premier.
- « Ils habitent dans des maisons ! » disait le second.
- « Ils font pousser des légumes ! » disait le troisième.
- « Et en plus, ces grands couillons croient que la forêt est hantée par des monstres ! » ajoutait le roi Gino.
- « Bien sûr, bien sûr, répondait Mollo, mais quand même, j’irais bien visiter le village des zozommes ».
Alors un jour, le roi Gino en eut ras le chapeau pointu du prince Mollo et d’un formidable coup de pied dans le derrière, il l’expédia vers le village en question. Car, voyez-vous, chez les clowns, on aime bien rigoler, mais il ne faut tout de même pas pousser mémé dans les radis.
Pendant ce temps, au village des zozommes, on fêtait l’anniversaire de Lisa, la fille du chef. Chaque zozomme avait confectionné pour l’occasion, un gros gâteau d’anniversaire. Il y avait sur la table des tartes aux pommes à la gelée de tomate, des macarons à la viande de sauterelle, des gâteaux au chocolat fourrés au fromage de chèvre, des beignets à la confiture de moutarde. C’est que les zozommes adoraient inventer des recettes nouvelles. Ils ne s’occupaient pas de savoir si c’était bon ou mauvais, pourvu que ça soit nouveau, bizarre, étrange, original et qu’on n’y ait jamais pensé auparavant. C’est pourquoi ils aimaient bien fêter l’anniversaire de Lisa. Car la fille du chef était assurément la gourmande la plus gourmande de toutes les gourmandes du monde et était réputée dans tout le village pour vous engloutir n’importe quel gâteau, aussi original, étrange, bizarre et nouveau fut-il.
Bref, c’était l’anniversaire de Lisa et elle était attablée devant des centaines de gâteaux. Sur le plus gros d’entre eux, celui du chef, il y avait sept bougies. Lisa avait déjà huit ans, mais le chef n’avait jamais été très fort en calcul. Elle s’apprêtait à souffler ses sept bougies lorsqu’un petit bonhomme habillé d’un long manteau à carreaux, coiffé d’un chapeau pointu et chaussé de grosses savates jaunes, atterrit la tête la première dans le gâteau à la crème de navet et s’y enfonça entièrement. Les zozommes n’avaient pas vu grand chose. Ils avaient juste entendu un gros splatch, et comme ils étaient plutôt peureux, ils avaient aussitôt disparu sous la table. Seul le chef était resté à sa place. Il n’était pas plus courageux que les autres mais il était beaucoup plus lent. Le temps qu’il se décidât à plonger sous la table, le petit bonhomme, recouvert de crème de navet avait déjà refait surface :
- « Oh un chapeau pointu ! » dit le chef du village.
- « Et un long manteau à carreau » ajouta-t-il quelques instants plus tard.
- « Et deux grosses savates……rouges » finit-il par dire car il ne connaissait pas très bien ses couleurs.
- « C’est un clown ! » s’écria Lisa.
- « Un clown , demandèrent les zozommes qui étaient réapparus, qu’est-ce que c’est que ça un clown ? »
- « Ce sont les habitants de la forêt, poursuivit Lisa, vous savez, ces gros farceurs qui nous lancent des cailloux sur la tête ! »
- « Un monstre » s’écrièrent les zozommes en disparaissant à nouveau sous la table.
- « Mais non, ce ne sont pas des monstres, dit Lisa, ce sont des clowns. Ils vivent dans les arbres et leur roi s’appelle Gino ».
- « Comment sais-tu cela ma fille » demanda le chef du village qui une fois de plus n’avait pas eu le temps de se cacher sous la table.
 « C’est vrai, comment sais-tu cela d’abord » renchérit Mollo très en colère.
Car voyez-vous, chez les clowns, on n’aime pas trop les petites curieuses, et en plus, on a horreur de la crème de navet.
Lisa baissa la tête et devint rouge comme de la gelée de tomate sur une tarte aux pommes :
- « Bon d’accord, dit-elle, je vais tout vous raconter ! »
 Mais une voix parvint de dessous la table :
- « Alors comme ça, Môssieu balance des cailloux ! »
Aussitôt, Mollo fut entouré par une centaine de zozommes qui brandissait leurs poings en criant :
- «  Et Môssieu nous prend pour des cornichons en nous faisant croire qu’il est un monstre. »
Un zozomme se dressa comme une bougie dans le gâteau de Lisa :
- « Et si on lui lançait des cailloux à Môssieu le clown ? »
Et tous les zozommes reprirent en chœur :
- « Des cailloux, des cailloux ! »
Alors le chef du village grimpa sur la table car il n’était pas très grand, et que lorsqu’il parlait devant tous les zozommes seul le premier rang le voyait. On entendait alors quelqu'un dans la foule : 
-« Qui est-ce qui parle, je ne vois rien. »
Et il se trouvait à chaque fois un autre pour rétorquer :
- « Je ne sais pas, je ne vois rien non plus. ». 
Seuls les chanceux du premier rang pouvaient répondre :
- « C’est le chef ! ». 
L’information passait alors de zozomme en zozomme : 
- « C’est le chef !… c’est le chef ! ».
Mais le temps que tout le monde soit au courant et le chef avait déjà fini de parler.
Voilà pourquoi il monta sur la table et s’adressa à son peuple :
- « Arrêtez !  Bien sûr que nous pourrions lui lancer des cailloux à Môssieu le clown… ».
- « Des cailloux, des cailloux ! » reprirent les zozommes.
- « …ou même le fourrer avec de la crème de navet, l’enduire de chocolat et le passer à la broche… ».
- « A la broche, à la broche ! » continuèrent les zozommes.
- «…ou le forcer à manger tous les gâteaux d’anniversaire de Lisa. »
- « Les gâteaux , les gâteaux ! » hurlaient maintenant les zozommes.
- « Et bien, non. » dit soudain le chef.
- « Et pourquoi non ? » demanda un zozomme avec la tête d’un chien à qui on a pris son os.
- « Parce que moi, chef du village des zozommes, je trouve Môssieu le clown très rigolo. Et même que j’aimerais beaucoup rencontrer ce roi Gino. Alors ma fille Lisa la petite curieuse, va aller dire au roi que Môssieu le clown restera prisonnier dans notre village tant qu’il ne sera pas venu me rendre visite. Voilà. J’ai dit. »
Alors tout le monde s’en alla la tête basse. Car voyez-vous, chez les zozommes, même si le chef est un peu petit, un peu lent et pas très fort en calcul, c’est tout de même le chef, non ?



 
Un peu plus tard... 
- « Saperlipopette ! », s’écria Lisa. 
Elle levait la tête vers un citronnier géant dont elle n’arrivait pas à atteindre les premières branches.
- « Saperlipopette !… », répéta-t-elle, car c’était une petite fille bien élevée et qu’à chaque fois qu’un gros mot menacait de sortir de sa bouche, elle l’assommait tout de suite à grand coup de "saperlipopette" 
- « ki ki ki k’a pris ma corde ? », bégaya-t-elle. 
- « C’est moi » répondit une voix derrière elle. 
 Elle se retourna et qui vit elle ?  LE prince Mollo ! Il se tenait en équilibre sur ses deux jambes, et faisait tournoyer la corde au dessus de sa tête comme un lasso :
- « Rends moi cette corde, prince Mollo. Et puis d’abord, qu’est-ce que tu fais là ? ».
 - « Eh bien sachez, mademoiselle la curieuse que c’est votre père qui m’a demandé de vous suivre ; pour vous protéger et puis pour…. » .
 - « ... pour découvrir mon secret ! » l’interrompit Lisa.
 Le prince Mollo baissa la tête :
 - « Tu as vu mes chaussures ? C’est ma maman qui me les a achetées. Ma maman, elle s’appelle Lina et ça veut dire "jolie fleur des champs et… »
- « Arrête de faire ton imbécile, Mollo. Et puisque tu veux connaître mon secret… viens avec moi. ».
Lisa lança la corde au bout de laquelle il y avait un nœud. Celui-ci se coinça entre deux petites branches, et Lisa commença à grimper.
-« Eh bien, dit Mollo, tu es presque un vrai clown ! ». 
Alors Lisa rougit de plaisir car, voyez-vous, au plus profond du tréfond de la nuit, lorsque la lune éclairait la fenêtre de sa petite chambre et qu’elle apercevait la cime des grands citronniers, elle ne rêvait que d’une seule chose : vivre au milieu de la forêt, comme un vrai clown.
 Le prince Mollo grimpa à son tour jusqu’à la première branche puis tous les deux escaladèrent de branche en branche jusqu’au sommet du citronnier. Lisa montra à son ami comment, à l’aide de sa corde, elle voyageait d’arbre en arbre à travers la forêt. Puis elle lui expliqua comment se fabriquer un costume de feuilles et passer aussi inaperçu qu’un gâteau sur une table d’anniversaire.
 Bientôt, ils aperçurent l’arbre du roi Gino. Ils s’arrêtèrent.  Mollo était un peu inquiet. Il faut vous dire qu’on a beau voyager d’arbres en arbres à travers la forêt, un coup de pied du roi Gino, ça fait toujours un peu mal au derrière :
 - «  Bon, dit Lisa, on va voir ton père et on lui demande de venir avec nous au village des zozommes. »
 - « Tu sais Lisa, répondit Mollo, mon père n’aime pas beaucoup les zozommes. On risque de se prendre un bon coup de pied dans les fesses. Il faudrait mieux que tu restes avec nous le temps qu’il s’habitue. ».
La suite leur montra que Mollo avait raison et Lisa vécut quelque temps au royaume des clowns.
Grimper aux arbres, chasser les oiseaux, faire des cabrioles et tirer la queue des écureuils, ainsi passait les jours au pays du roi Gino. Les clowns apprirent à voyager au bout d’une corde et à fabriquer des costumes de feuilles. Lisa apprit à tailler des petites branches de citronnier pour en faire des flûtes. Elle retournait parfois, la nuit, chercher dans son village de quoi faire des gâteaux pour les clowns. Ils n’aimaient pas ça, mais tels de gros cailloux crémeux, ils se les écrasaient sur la tête en riant comme des casseroles.
 Un jour, le roi Gino s'adressa à Lisa :
 - « Lisa, il est temps que nous allions rendre visite à ton père, le chef du village. ».
 Lisa lui fit un grand sourire car son père et ses amis zozommes commençaient à lui manquer. Il fut décidé de partir le lendemain 
 
 
 
 
 Le lendemain matin, Lisa retourna au village des zozommes où tout le monde l’attendait avec impatience et annonça la venue du roi Gino. On confectionna des gâteaux et on tressa des guirlandes. On s’habilla de fête et le chef du village mit son chapeau de chef du village. Puis il monta sur une table et s’adressa à son peuple :
 - « J’ai fait un rêve aujourd’hui. J'ai fait le rêve qu'un jour les petits enfants zozommes pourront prendre la main des petits enfants clowns, ensemble comme frères et sœurs. J’ai fait un rêve aujourd’hui. J’ai fait le rêve que du fin fond de la forêt au…. »
 Le chef s’arrêta car il avait oublié la suite de son discours. Heureusement personne ne s’en aperçut car au même moment on entendit de grands cris :
 - « Ils arrivent ».
 Soulagé, il descendit de sa table et partit à la rencontre du roi Gino qui arrivait, suivi de la reine Lina, du prince Mollo, de son cousin Pipo et de quelques amis. Le chef du village s’adressa au roi :
- « Bienvenue à toi, gros farceur de lanceur de cailloux ! ».
- « Salut à toi, grand couillon qui a peur des monstres ! » lui répondit le roi Gino.
 Mais le chef du village n’aimait pas beaucoup rigoler :
- « Ah je suis un grand couillon, s’écria-t-il, et bien, prends ça… ». 
Il saisit alors une tarte à la crème de navet et l’écrasa sur la tête du roi Gino. 
- « Ah c’est comme ça ! », rétorqua l’autre, et il balança un gigantesque coup de pied dans le derrière du chef qui se retrouva allongé sur la table. 
Il s’en suivit une bagarre générale. Les gâteaux fusaient, les coups de pied rebondissaient sur les derrières. Seuls le prince Mollo et Lisa la curieuse restèrent immobiles à les regarder s’agiter comme de grands nigauds, en riant comme deux baleines. Et les voyant rire, le cousin Pipo et ses amis clowns se mirent à rire aussi. Et bientôt, le village des zozommes ne fut plus qu’une immense rigolade.
Tout à coup le roi Gino s’arrêta de rire et prit la parole :
 - « Mes chers amis, aujourd’hui est un grand jour. C’est le début d’une longue amitié entre nos deux peuples. Vive les zozommes et vive les clowns ! ».
 - « Vive le chef du village ! » crièrent les clowns.
 - « Vive le roi Gino ! » crièrent les zozommes.
 - « Et Vive Lisa la curieuse et le prince Mollo ! » s’écrièrent-ils tous en chœur.
 Et ils firent la fête pendant trois jours et trois nuits.
 
 
 
 
La prochaine fois que vous irez au cirque, lorsque vous verrez un de ces drôles de bonhomme, habillé d’un long manteau à carreaux, coiffé d’un chapeau pointu et chaussé de grosses savates jaunes, approchez-vous de lui doucement. S’il vous écrase une tarte à la crème de navet sur la tête, vous saurez qu’il est vrai descendant du roi Gino et vous pourrez l’appeler "Môssieu le clown". Sinon, donnez lui un grand coup de pied dans le derrière.


jeudi 25 septembre 2014

Taxidermie

 Paru initialement dans le numéro 13 de la revue l'Ampoule , revue électronique publiée par les éditions de l'Abat- Jour.

 
Victor s’était réveillé en sursaut et retourné brusquement. Une femme se dressait devant lui, un couteau de cuisine à la main. Elle était nue. Elle le frappa. Il n’eut pas le temps d’éviter le coup, la lame s’enfonça dans l’abdomen juste en dessous de la côte droite. Il poussa un cri et se réveilla en sursaut. Réellement cette fois. Il était dans son lit, tremblant. Une sueur froide et acide imprégnait les draps. En général le détail de ses rêves se dissipait dès qu’il s’y attardait un peu. Puis tout s’évanouissait. Cette fois le souvenir restait vivace. Plus encore, lorsqu’il fermait les yeux, il pouvait se repasser la scène indéfiniment, comme on se repasse un film sur son téléviseur. Et malgré le choc qu’elle lui avait causé, il s’y replongea. À plusieurs reprises. Il observa avec attention la femme au couteau. Elle était jeune. Sa peau ressemblait à un patchwork dont les morceaux étaient assemblés par des coutures grossières. La plus longue partait du haut du corps et descendait jusqu'au sexe. D’autres faisaient le tour des cuisses, des épaules, du cou, des seins. Malgré cela, elle était belle. Belle à pleurer. Un sentiment de malaise s’empara de lui. Ce rêve semblait être la transposition perverse de son activité. Depuis plusieurs années, il s’était éloigné du simple métier de taxidermiste et utilisait les techniques traditionnelles pour produire des spécimens d’animaux hybrides, tirés de la mythologie ou de sa propre imagination. Il se désignait lui-même, un peu par provocation, comme un artiste-empailleur. Les mânes des grands anciens de la maison Rowland Ward lui avaient-ils envoyé ce rêve pour lui faire comprendre toute l’horreur que sa nouvelle pratique leur inspirait ?
Le malaise ne le quitta pas de la journée. Le soir venu, il s’endormit avec un mélange d’appréhension et d’impatience. Et le rêve se répéta. Et encore les nuits suivantes. Il recommençait, toujours plus long, toujours plus précis, se terminant toujours par la même scène, la femme nue lui plantant son couteau juste en dessous de la côte droite. L’histoire prenait forme. Ce fut bientôt un vrai film d’horreur que Victor put visionner au matin. Un film d’horreur dont il était le personnage principal. Le tueur psychopathe. Dans ce film, il cherchait à fabriquer une femme. Une femme physiquement parfaite. De longues jambes, des fesses bombées, une taille fine, des seins fermes, un visage d’ange. Il l’assemblait par petits morceaux qu’il prélevait sur d’autres femmes. Il l’avait appelée « la nouvelle Ève ». Cela le fit rire car il s’appelait Victor Adam.

Dans son métier d’empailleur, la tête était la partie du corps la plus délicate à manipuler. Apparemment son moi psychopathe avait réussi à régler le problème de la conservation d’un certain nombre d’éléments, comme les yeux, les cheveux, la langue et toutes ces choses dont l’absence peut transformer le plus beau des visages en une face monstrueuse et grotesque. Il essaya d’en savoir plus sur le procédé mais sans succès. Sa curiosité devenait de plus en plus insatiable. Il se surprit à rechercher, dans les vieux traités poussiéreux en sa possession, la meilleure façon de camoufler les coutures. Il s’intéressa également aux expériences de rêve lucide et il finit par en maîtriser la technique. Il pouvait maintenant profiter de ses rêves, en direct. C’était encore mieux que les réminiscences du matin, aussi réalistes fussent-elles.
Chaque nuit Victor se vautrait dans l’horreur. Il choisissait avec minutie les femmes dont il avait besoin. Il avait l’œil. Il savait évaluer. Il les trouvait dans les bars ou les discothèques. Il les suivait dans les ruelles désertes. Il les égorgeait. Il les dépiautait avec précaution, mettant dans ce travail tout son savoir-faire. Il pouvait à présent prendre quelques initiatives et il ne s’en privait pas. Le travail du psychopathe s’améliorait au contact d’un vrai professionnel. Mais la trame du scénario semblait écrite d’avance. Et toujours à la fin le rêve reprenait son cours fantasque, et cette scène qui surgissait : la femme nue lui plantait son couteau sous la côte droite.
Mais quelque chose le troublait. Chaque nuit il recommençait son projet, mettait de côté les pièces les plus intéressantes, commençait à les assembler. La femme prenait forme mais jamais, dans aucune de ses aventures oniriques, il n’avait réussi à la terminer. Le visage d’ange de la femme au couteau, jamais il ne l’avait rencontré dans ses chasses nocturnes. D’où venait-il ?
La frustration montait. Victor voulait à tout prix achever son chef-d’œuvre. La nouvelle Ève. De toute sa vie de créateur, il n’avait jamais senti une telle force le pousser en avant. Il avait réussi à terminer le corps, un corps parfait, mais le rêve tournait en rond. Il lui fallait trouver ailleurs le visage idéal qui le parachèverait. Le visage d’ange de la femme au couteau. Il devait quitter le domaine du rêve.
Victor prit alors conscience de quelque chose. Quelque chose qu’au fond de lui il avait toujours su. Le couronnement de son travail d’artiste, de son travail de taxidermiste serait la réalisation d’un vrai spécimen humain : la femme idéale. À cette pensée, une violente nausée le saisit. Il dut s’étendre un instant. Nom de Dieu ! De quoi parlait-il ? De meurtre ! De vraies femmes, de vrai sang, de vraies vies. Nom de Dieu ? Mais oui ! Et si ce rêve lui avait été envoyé par le Seigneur Lui-même ! Il n’avait jamais été très religieux mais la spiritualité ne lui était pas étrangère. Ses recherches sur les animaux hybrides en étaient la preuve. Il était lui aussi un créateur. Il resta allongé la journée entière. À réfléchir. L’idée même de commettre un meurtre lui était insupportable. Alors, cette boucherie ! Bien sûr, tous ces gestes, il les avait commis dans son rêve. Mais du rêve à la réalité ! Ce lieu commun qu’il avait toujours détesté était cette fois bien adapté à la situation. Bizarrement, cette nuit-là, Victor ne rêva pas. Ou du moins il n’en garda aucun souvenir. Il passa les journées suivantes à arpenter la ville, dévisageant toutes les femmes qu’il rencontrait. Parfois, il en suivait une qu’il trouvait particulièrement belle. Juste pour voir. Tester son désir. Comme dans son rêve, il passa ses soirées dans les cafés et les boîtes de nuit. Il restait solitaire. Il n’avait jamais possédé les codes de ce genre d’endroit.

Cela dura plusieurs mois. Le taxidermiste avait abandonné toute autre activité. Il mangeait peu. Il ne dormait presque pas. De semaine en semaine, il maigrissait. Ses yeux devenaient rouges à force d’être grands ouverts. Un soir, il suivit une fille à la sortie d’un bar. Elle emprunta une rue déserte. Il se tenait à distance. Il avait maintenant une certaine expérience des filatures. Il se dit à cet instant que c’était le moment ou jamais. Il pressa le couteau au fond de sa poche et repensa à son projet. La fille n’était pas belle mais son corps semblait parfait pour la première étape. Une base qu’il faudrait retravailler, sans doute, mais qu’importe. Il fallait qu’il saute le pas. Soudain elle s’arrêta et se retourna. La peur se lisait dans ses yeux. Victor eut le réflexe de se cacher sous une porte cochère. Il retint son souffle.
— Il y a quelqu’un ?
Elle parlait d’une voix mal assurée. Elle semblait perdue. Elle resta immobile quelques instants, fouillant l’obscurité du regard, puis reprit sa route. Victor la regarda s’éloigner. Lorsqu’il ne la vit plus, il s’appuya contre un mur et se mit à vomir. Il vomit ainsi toute la bile qu’il avait accumulée durant ces derniers mois. À la fin il s’essuya la bouche puis s’adossa contre le mur et se laissa glisser. Il resta un long moment les yeux fermés et lorsqu’il les rouvrit, il la vit, là, debout devant lui. La nouvelle Ève. Elle était nue. Son corps ressemblait à un patchwork dont les morceaux étaient assemblés par des coutures grossières. Elle souriait.
— Qu’est-ce que tu veux à la fin ?
Elle ne répondit pas. Elle continuait de sourire. Un sourire de Joconde dans un visage d’ange exterminateur.
— Mais réponds-moi, merde, qu’est-ce que tu veux ?
Elle inclina légèrement la tête, toujours silencieuse. Alors il comprit. Il sortit le couteau de sa poche. La nouvelle Ève. Bien sûr. Il allait lui donner la vie et pour ça il devait se sacrifier.
Victor Adam pris son couteau, respira un grand coup et enfonça la lame juste en dessous de sa côte droite.

Alors l’Éternel Dieu fit tomber un profond sommeil sur l'homme, qui s'endormit, et il prit une de ses côtes et referma la chair à sa place.

samedi 15 décembre 2012

Deus est Machina


Paru initialement dans le numéro 6 de la revue l'Ampoule , revue électronique publiée par les éditions de l'Abat- Jour.


Cette invention allait sans doute changer la face du monde. C’est ainsi qu’Ange Staboulov termina son discours devant ce qu'il espérait être l'assemblée constituante du groupe Oniric Base for Neurologic Investigation. Les Compagnons étaient dans la salle, au grand complet, au premier rang desquels, les membres de la troïka : Lucien Schott, André Legoff et Raoul Da Silva. Staboulov était un homme de forte carrure aux sourcils broussailleux. Il se tenait debout face au public, le torse légèrement en avant. Lorsqu’il se tut, il y eut un flottement dans l’assistance. Il sentit que tout se jouait à cet instant. Et il jouait gros, il le savait. C’est la troïka qui impulsait la politique des Compagnons et ça faisait un bail qu’il ne supportait plus leurs manières de snobinards. Il savait également que le rejet est aussi communicatif que l’enthousiasme. Alors il avait pris les dispositions nécessaires. Quelqu’un brisa le silence, un type au fond de la salle qui se mit à applaudir bruyamment. Puis un autre à quelques rangées de là, et quelques autres encore au deuxième rang. Cela se propagea comme un virus qui vous refilerait amour, gloire et beauté. La presque totalité de la salle l’ovationnait. Les Compagnons étaient à lui. Les membres de la troïka n’avaient pas bougé. Ils avaient perdu la partie.

Staboulov savoura ce moment. Il se remémora, sans nostalgie ― ce n’était pas son genre ― mais avec précision, le jour de son initiation. Son entrée dans le cercle très fermé des Compagnons d'Oneiros, quand il avait prononcé d’une voix haute et intelligible les paroles qui devaient l’engager pour le restant de sa vie :
« Je fais mien le credo des Compagnons d’Oneiros.
» À savoir qu’il existe un être supérieur que la tradition nomme le Dieu Oneiros.
» À savoir que ce qu’on nomme la réalité est le produit de l’activité onirique de cet être supérieur.
» À savoir que ce qu’on nomme la réalité est notre réalité.
» À savoir que ce qu’on nomme la réalité peut être transformé par notre action sur l’activité onirique du Dieu Oneiros.
» À savoir que c’est par nos prières et nos offrandes verbales que nous pouvons maintenir ou transformer l’activité onirique du Dieu Oneiros.
» À savoir que la principale mission de la Compagnie d’Oneiros est de témoigner de l’existence du divin rêveur.
» À savoir que les Compagnons ont également pour mission de maintenir et de transformer l’activité onirique divine dans le sens d’un bien pour l’humanité.
» Ainsi va le monde. »

Il repensa aussi à sa rencontre avec celui que tout le monde appelait le docteur Schott. À cette époque, Ange Staboulov s’était passionné pour le gnosticisme. Il avait participé à quelques conférences sur la gnose données par une association rosicrucienne dont il avait oublié le nom. C’est là qu’il avait rencontré Lucien Schott, qui aimait apporter la contradiction à l’intérieur de ce genre d’assemblée.
Quelques mois plus tard, il entrait dans la Compagnie d'Oneiros. Il ne lui fallut pas longtemps pour pénétrer les rouages de l’organisation. Une bonne partie de ses travaux était consacrée à des querelles interminables sur la nature de Dieu. Les séances d’offrandes verbales se résumaient à une lecture à haute voix des grands textes sacrés, du Livre des morts tibétain au Coran en passant par le Mahâbhârata, la Torah ou les Évangiles. Aussi loin qu’il s’en souvienne, il n’avait jamais apprécié ce fonctionnement. Trop de discussions oiseuses et trop peu d’interventions dans l’activité onirique de l’Être Rêveur, comme l’appelait Lucien Schott. Or, il en était persuadé, ce qui lui avait plu dans le culte d’Oneiros, c’était la possibilité laissée à l’humain de participer à la Création.
Bien vite, il proposa que la Compagnie consacre une partie de ses travaux à l’étude du cerveau. Il en avait discuté avec le doc.
― Mais nom de Dieu, Lucien, vos offrandes verbales, c’est juste des zones cérébrales qui se mettent en activité. Imaginez, brancher directement notre cerveau sur l’Être Rêveur...
― Bien sûr, mon petit... mais vos câbles, vous les brancheriez où ?
Le docteur Schott avait réponse à tout. Il avait raison, les mots pouvaient s’envoler vers l’idée de Dieu mais l’influx nerveux nécessitait un destinataire beaucoup plus matériel.

Staboulov avait travaillé sur son projet pendant une décennie et ce soir il l’avait présenté devant ses frères : la machine Oneiros. Dieu s’était fait circuit imprimé. Il se souvenait très précisément de cette partie de son discours :
« Dieu incarné, mes chers compagnons, il y a eu des précédents, n’est-ce pas ? J’ai bien pensé à la procréation assistée mais il me fallait une vierge et de nos jours, vous le savez, c’est chose difficile à trouver. On ne m’appelle pas Ange pour rien et l’esprit saint m’a soufflé la voie à suivre. L’incarnation électronique. La main de Dieu a guidé la mienne et je vous le dis, c’est bien Lui qui se trouve ici devant vous. »
Il avait vu, à cet instant précis, un léger sourire passer sur le visage du docteur Schott Un léger sourire comme un passage de témoin.

dimanche 11 mars 2012

La vie comm'j'te pousse

Le sourcil circonflexe de l’Homme Képi l’interrogeait gravement, l'index excédé, il pointait le rond lumineux et rougeoyant. Le visage cramoisi de l’Interpellé se fendit d’une excuse faciale.
- Désolé Monsieur l ‘Agent mais j’avais le soleil tout en face. Un éblouissement en quelque sorte.
- Donc. Ebloui par le soleil, vous n’avez pas vu le signal visuel qui aurait dû vous conduire en toute logique à stopper votre véhicule. C’est cela n’est-ce pas ? Et cet éblouissement passager vous a-t-il également empêché de voir ceci ? 
Il désignait un petit être chétif qui sanglotait sans pudeur sur le bord du trottoir.
- Je vous l’jure  Monsieur l’Agent, couina l’Interpellé, je n’ai absolument rien vu. L'Homme Képi acquiesça et sortit son carnet à souche avec un soupçon de mansuétude dans le geste. “Banale contravention” soupira mentalement l’Interpellé. Il avait le soulagement mielleux de celui qui a échappé à la destruction programmée d’une vie jusqu’ici sans tache. Il frémit à nouveau quand il vit les  narines de l’Homme Képi se retrousser et ses yeux se dilater d’aise en fixant son mégot presque éteint.
- Je subodore de l’illicite déclara le Fonctionnaire Assermenté, pour ne pas dire du répréhensible.
- Ce n’est pas du tout ce que vous croyez Monsieur l’Agent. C’est une cigarette à l’eucalyptus. J’essaye d’arrêter de fumer voyez-vous, ajouta-t-il, le sourire dégoulinant.
L’Homme Képi se fit bonhomme.
- Allez, circulez!
Autour des deux silhouettes, le ballet reprit son train. On avait frôlé l’incident.


Le Spectateur Assidu déboula dans la salle obscure à huit heures tapante. Un autre rat de cinéma l’attendait, astiquant nerveusement le programme des réjouissances.
- J’ai failli attendre, Léandre
- Désolé, Erlé, j’ai eu quelques démêlés avec un Agent de la Force Publique suite à une légère infraction.  
- Pas de bol, Anatole, ricana son Comparse en dorlotant mentalement son permis encore intact.
Le Spectateur Assidu arrêta net les apitoiements crocodiles.
- Il m’a laissé partir. Le brave homme avait la narine sensible.
Le Comparse se rembrunit. L’atmosphère s’obscurcit. Un court métrage polonais tomba sur la salle.


L’Husband-Has-Been somnolait dans son canapé de skaï noir. L’Acariâtre entama les hostilités :
- T’es pas baloce atsa, le Gustao.
- Je sais vanné. Espèce de grande nias, j’trimassis toute la sainte journée, ma!  
- Tu trimassis! T’enroussinis  ton monde, sia!
L'Husband-Has-Been se propulsa vertical et saisit l'Acariâtre par la tignasse:
- Tais-ta donc, vieille toupie ou j’vas t’fout’ une brossée!  Et pi, sache que pas plus tard qu’anet, j’arrêtis un bobiat qui faillit égacheu un éfant avec sa charte.
- Et ben?
- Et ben, il fumit de l’herbe à rigoleu
- Et ben?
- Et ben.....et ben ren !
L'Acariâtre fixa longuement la moustache de son Husband-Has-Been. Il avait décidément réponse à tout et c'est pour ça qu'elle l'aimait.

Le Mandarin entra sans frapper.  Il était de la maison. Il lança quelques saluts joviaux à ses disciples transis et se dirigea vers le Professeur de Littérature Comparée.
- Mon cher Collègue, pardonnez l’incongruité, mais je tenais simplement à vous rappeler notre rendez vous.
- Je ne l'avais pas oublié cher Collègue.
- C'est bien ainsi ... A tout à l'heure donc, cher Collègue.
Puis s'adressant à l'assistance:
- Et n’oubliez pas, mes enfants :  Confiance, Rigueur, Sérénité
La bouche du Professeur de Littérature Comparée s'ouvrait et se refermait. Ses organes phonateurs délivraient du décibel. Quelques vagues zones cérébrales structuraient du message. Mais Il n’y était pas. Il était ailleurs, Porte 001. Le bureau du Mandarin. Qui lui donnerait Lecture De La Sentence:
- Mon cher Professeur de Littérature Comparée, sans doute n’ignorez vous pas que trois étudiants ont quitté votre cours hier matin, dans le grand amphithéâtre.
- Non Monsieur, je ne l’ignore pas.
Le Mandarin scripta : "Il ne l'ignore pas ":
- Vous savez également que cela vous coûte deux points sur votre Permis d'Enseigner.  Plus les quatre points perdus le mois dernier pour retards intempestifs et néanmoins répétés....
Le Mandarin leva les yeux.  Sa face se fit friponne. Il lança comme s'il picorait une noisette:
- En conséquence vous êtes viré.


La vibration de la petite bille métallique fit sursauter quelques moineaux.  Le Délinquant Routier sortit prestement de son véhicule à moteur d'un P.T.A.C de toute évidence inférieur à 3.5 T et s'enquit du problème:
- Kézako mon brave ?
L'Affreux Pantin faillit avaler son sifflet.  Il dardait ses extrémités vers une ligne blanchâtre à l'intersection du boulevard Battaglini et de la rue Maignand. Sa moustache blême pointait vers le ciel comme une prière muette.. Il trépigna quelques instants, ses petits poings serrés s’abattant sur la poitrine velue du Délinquant Routier. Il s’interrompit et l'Affreux Pantin se recomposa un faciès plus approprié d'Homme-Képi.
- Soufflez !
Le Délinquant Routier obtempéra. La couleur le trahit.  L’Homme-Képi grasseya:
- Permis de conduire !
Le Présumé Coupable le lui tendit prestement. LHomme-Képi s'en empara avec une mine gourmande, le porta à sa bouche et le dégusta lentement.
-Vos clés de contact, hurla-t-il.
Le Susnommé essuya les traces de papier mâché rose écrasées sur sa veste de velours côtelé.  Il posa les clés sur le capot de son engin et s'en alla, penaud.



Long corridor gris.  Porte en fer.  La gueule de la tôlière en secrétaire revêche.  Sa voix pointue:
- Elle vous attend
La Doucereuse, la quarantaine chic derrière son bureau.
- Mise à l’épreuve, et patati, respect de la loi, et patata.  D’la probation, d'la soumission et rataplon. Terminé. Claque dans la gueule et à demain.
Le chœur des Normalisateurs s'époumonait sur un air vaguement wagnérien:
- Toaaaaa étreu malaaaat.  Toaaaaa teu zoignéééé.
Sur cette pulsation profonde et saccadé, une bande de petits gros aux cheveux gras martelaient une plainte teintée d'ironie:
- Aaalkohlic hic!  Aaalkolhic hichic!
La soliste, une blonde filasse un peu myope, improvisait une mélodie profonde et subtile:
- Je suis votre agent de probation /j'oeuvre à votre réinsertion /je vous veux sain, viril et fier/ gai,  sans complexe et volontaire.
La doucereuse prit la parole.  Des petits cailloux glacés sortaient de sa bouche.  L'Abasourdi écoutait sans broncher. On lui réglait son compte en douceur.  Le scalpel s'attaquait au moindre détail.  Un avant goût du jugement dernier.


Le Saoûlot Magnifique siffla son demi dans un bruit de bidet. Il approcha sa face humide et lourde, de l’épaule affaissée du Quidam Emêché:
- Parce que le problème, Môssieu, c'est que maintenant, on n’a plus de couilles. Les couilles, c'est ça le problème, Môssieu.
Le Quidam Emêché opina du chef.  Le Saoulôt magnifique poussa son avantage, se leva, incertain, contempla son public. Oeil jauni, teint terreux, il empoigna son verre et lâcha dans un rôt:
- Tas de couilles molles!!
Un drôle de silence s'installa.  Le Quidam Emêché s'enfonça dans la nuit.  Une longue nuit.

samedi 29 octobre 2011

La taverne de la Marine


Un texte déjà ancien , un peu retravaillé pour l'occasion. Un clin d'oeil bien sûr à Patrick Modiano et les prémisses
des chroniques d'Oneiros




Je suis tombé par hasard sur cet article de Libération :
«Mort d'un collectionneur. Grégory Poliakoff, un célèbre collectionneur d'art africain est mort d'une hépatite C dans sa maison de Compiègne, où il vivait retiré depuis le milieu des années 80. C'est à la fin des années 70  qu'il fut accusé de s'être servi de ses relations au Quai d'Orsay afin d'organiser un trafic d'objets d'art en provenance de divers pays africains...».

Suivaient quelques détails  biographiques, la date et le lieu de son inhumation.

Ce nom de Poliakoff a fait ressurgir en moi, un passé que je croyais à tout jamais enfoui.
J'ai bien connu cet homme ; c'était un vieil ami de mon père, un homme d'une élégance décontractée. Eté comme hiver, il portait une veste de cuir et un pantalon de toile beige. 
En ce temps là , nous habitions une maison à pans-de-bois, pas loin de la cathédrale : «notre baraque» disait mon père, avec cette pointe d'accent faubourien qu'il affectait parfois.

Poliakoff et lui avaient grandi ensemble. Ils avaient à peine vingt cinq ans lorsqu'ils montèrent une petite affaire d'import-export, le «Comptoir Breton », spécialisé dans le commerce avec l'Afrique. C'est à cette époque que Poliakoff avait commencé à s'intéresser à l'art Africain. Il s'était peu à peu consacré à cette seule passion et avait quitté la société d'import-export en laissant mon père, seul aux commandes de l'entreprise.

Mon père ne parlait pas beaucoup de ses affaires. Les seuls indices que nous avions, mon frère et moi, était sa lecture assidue du Nouveau journal et ses coups de téléphone incessant à son associé Charlus l'Africain. Dans leur conversation, revenaient sans cesse, comme échappés de vieux livres de géographie les noms d'anciennes colonies européennes : l'Oubangui-Chari, la Côte de l'Or, le Dahomey, le Tanganyca.

Poliakoff avait quitté la Bretagne et vivait à Paris. Lorsqu'il passait nous voir, il amenait avec lui la «bande des parisiens». Me reviennent à la mémoire les yeux maquillés de kohl de Gina Chevrolet, sa petite amie de l'époque, une ex-mannequin au cheveux blonds et courts, les vestes de velours de Roger Lazareff qui tenait une rubrique gastronomique dans le journal Combat : «un poseur» disait ma mère, les moustaches tombantes d'Igor Staboulov, le chauffeur de Poliakoff, un bulgare passé à l'ouest dans les années cinquante.

La «bande des parisiens», leur présence a illuminé mes dernières années d'enfance. Nous avions table ouverte à la Taverne de la Marine. Le patron, un ami de Lazareff, un gros homme aux cheveux roux et au regard clair, nous réservait la salle du bas. Quelques amis de mon père nous rejoignaient parfois. Ma mère interrogeait Gina sur la vie parisienne, les hommes parlaient politique. Certains sujets revenaient comme des leitmotivs, des mots qui m'embarquaient dans des aventures exaltantes où Langelot combattait la Ligue Communiste et les six compagnons enquêtaient sur l'affaire des micros du Canard Enchainé. Je me souviens aussi de la démission de Chaban Delmas. "Un coup de ce salaud de Giscard" avait dit Lazareff. Mon frère et moi avions répété en rigolant : "ce salaud de Giscard, ce salaud de Giscard" sous l'oeil furieux de  ma mère.

Nous aimions regarder à travers la large baie vitrée, la place de Bretagne presque déserte. Nous observions les rares passants sur le trottoir et jouions à leur inventer une vie, nous qui n'avions pas commencé la nôtre.

C'est à la Taverne de la Marine que nous apprimes la mort de Georges Pompidou, le 2 Avril 1974 ; le patron arriva tout essoufflé et nous annonça la nouvelle. Pendant quelques secondes, le silence s'installa sur notre table et en observant le visage de chacun des convives, je sentis confusément que j'assistais ce soir là, à la fin d'une époque.

J'ai refermé le journal et payé mon café. Grégory Poliakoff : avait-il seulement existé ou n'était-il qu'un de ces passants dont j' inventais la vie?

J'étais à deux pas de la place de Bretagne. Les baigneuses colorées ont remplacé les DS noires mais la Taverne de la Marine se dresse toujours à l'angle du Quay St Cyr, telle une balise à laquelle je tente désespérément de me raccrocher.

vendredi 28 octobre 2011

Wall Street Junk Food


C’était l’automne.

Je regardais ma cigarette lentement se consumer au coin d'un vague cendrier d'aluminium tout en mastiquant méticuleusement un hamburger triple suisse. Car voyez-vous, rien de tel qu'un hamburger triple suisse quand crachin et gueule de bois se sont mis dans la tête de vous pourrir votre dimanche.

Deux individus du genre jeune ont posé leur sac à dos dans un coin de la salle et se sont installés à la table voisine. Chaque parcelle de leur corps semblait décliner un seul et même slogan: "Nous sommes les héritiers de la beat génération, petits enfants de Jack Kerouac, fils prodigues des indiens du Lubéron". Voilà ce qu'ils proclamaient haut et fort par tous les pores de leur peau dans ce sanctuaire de la bouffe multinationale. J'appréciai à sa juste mesure cette juvénile provocation lorsqu'un des deux types sortit un journal de sa poche. C'était la "Tribune ", le journal des accrocs du CAC 40, la bible des cadors de la spéculation boursière. Il s'y plongea avec l'avidité d'un énarque préparant la nouvelle loi de finance.

Je me suis tiré sur le champ. Car je vous le dis tout net : non, décidément non, les jeunes hippies néo-libéraux ne sont pas ma tasse de thé. J'ai quand même emporté mon Softy Suprême. Car voyez-vous, rien de tel qu'un Softy Suprême quand les fantômes de la finance vous ricanent à la gueule.

jeudi 27 octobre 2011

La communauté de l'égout

- Bark ! Ici … Couché !

Un terrier à la gueule décavée vint se blottir au pied d’un grand type hirsute qui mâchonnait une Boyard maïs entre ses derniers chicots.

- Qu’est-ce que tu as été foutre dans ce trou? C’est le trou du diable! J’te l’ai déjà dit, maudit cabot.

Pour appuyer sa phrase, il balança un coup de pied dans les côtes de l’animal. Le clébard laissa juste échapper un petit gémissement et baissa la tête en signe de soumission. Le grand type s’assit au bord du trottoir et jeta un coup d’œil un peu inquiet vers le trou d'égout dans lequel son chien avait passé sa maigre tête :

- Putain de cabot.

Bolo sortit silencieusement de sa cachette. A quelques dizaines de mètres, un clodo ronflait sous le porche. Tout contre lui, un chien sommeillait, les oreilles au repos. Ce chien l'inquiétait. Les terriers, et même les bâtards les plus stupides, étaient les ennemis déclarés de la communauté. Celui-là avait reniflé la planque où ils s’étaient installés. Un jour ou l’autre, il faudrait lui régler son compte. Mais pour l’instant il fallait manger. Le sac du clodo le tentait bien. Celui-là savait y faire, il avait toujours un bout de pain ou une tranche de jambon en réserve. Mais le chien veillait et il fallait mieux pour cette nuit se contenter des poubelles. Les humains avaient pris cette sale habitude de planquer leurs détritus dans de gros bacs en plastique. Heureusement dans ce quartier, ils étaient encore quelques uns à balancer leur sacs poubelles n’importe où. Les fines parois de polyéthylène ne résistaient pas longtemps à ses petites dents pointues. Que la fête commence!

Le boyau était humide et puant mais la communauté s’y sentait bien.

Au début de leur aventure, et durant quelques mois, ils avaient erré dans le dédale des égouts de la ville ; une dizaine d’enfants conduits par un adolescent d’environ dix sept ans. Ils avaient dû changer de cachette à plusieurs reprises. Certains des enfants avaient fini par se perdre. Peut-être vivaient-ils actuellement, quelque part dans un autre boyau mais Bolo en doutait. A cette époque, Tom menait la petite troupe. Il était le plus grand et le seul à pouvoir se défendre contre les rats. Bolo était persuadé que sans sa force et son adresse, aucun enfant n’aurait pu résister plus de quelques semaines.

Ca couinait de partout et ça baffrait sec. Tom se goinfrait à s’en faire péter la bedaine. Bolo observait une partie de la progéniture se disputer pour un morceau de saucisson. Katchinka les sépara d’un coup de patte. C’était sa soeur et aussi la mère des douze petits. Il ferma les yeux. Jamais il n’aurait pensé…Il y avait également ses vieux copains, Arno, Toinou et Seamus.

- "Une sacré bande de paternels" , pensa-t-il.

Tom rota et alla s’allonger dans un coin. Il était pâle. Il sortait rarement car sa taille et sa corpulence l’empêchaient de se faufiler par le trou qui débouchait directement sur le caniveau. Pour sortir, il devait remonter tout le boyau jusqu’à une petite échelle en fer qui donnait sur une lourde grille en fonte. C’était dangereux et beaucoup moins discret que le petit passage. Heureusement, Bolo et les autres n’avaient pas grandi. Dans son physique comme dans son esprit, Tom restait le dernier témoin de la vie d’avant. Il regarda tout son petit monde avec tristesse. Il s’en voulait parfois de les avoir entraînés dans cette aventure. Ses lectures lui avaient pourri l’esprit. Ces histoires de phalanstère… Il cracha par terre :

- Foutaise !

Katchinka vint se blottir contre Bolo. Elle n’aimait pas voir Tom s’énerver. Bolo sentit la main fluette de sa sœur se promener sur lui. Il se laissa faire. Les caresses se firent rapidement plus précises. Il sourit. On pouvait compter sur Katchinka pour suivre à la lettre les règles de la communauté. C’est elle qui
choisissait librement son partenaire en veillant à partager équitablement ses faveurs, comme il était écrit dans le code communautaire. Ainsi en avait décidé Tom pour le bien de tous. Et bientôt allait naître un nouveau cycle. Colline, l’aîné de leur fille allait avoir quinze ans. Elle aiderait dorénavant sa mère. Oui, Tom avait bien fait les choses, pensa Bolo, agenouillé derrière Katchinka, une nouvelle partenaire sera la bienvenue.

Dehors le jour n’allait pas tarder à se lever. Le grand type hirsute dormait encore. Son chien ronflait encore plus fort que son maitre. Bolo s’allongea contre le flanc de Katchinka. « Il faudra un jour lui régler son compte à ce sale clébard » pensa-t-il avant de s’endormir.

A l’abri dans l’obscurité de sa tanière, la petite communauté portait bien haut le drapeau de l’utopie.